JEUX DE CONSTRUCTION, CHRISTIANE VOLLAIRE 2001  

JEUX DE CONSTRUCTION


(Sur le travail photographique de Frédéric Lefever)


 


Christiane Vollaire, décembre 2001.


 


 


Que construit-on en bâtissant ? C’est cette question, dans toute la rigueur de sa simplicité, que réitère obstinément le travail de Lefever. Question, au sens le plus littéral, fondatrice, puisque la fondation est précisément en architecture l’élémentaire, le plus primitif et le plus déterminant.


Rien de plus simple en effet que la démarche du photographe, plantant sa chambre (comme on dirait planter sa tente) devant le défilé des éléments architecturaux de la banalité contemporaine : villas, magasins, lotissements, stades, garages… Mais cette démarche est architectonique : c’est une vision du monde qui se construit à travers elle. Car de cet objet privé d’ambition qu’est le bâtiment vernaculaire, Lefever tire une œuvre dont l’ambition se fonde précisément sur sa redoutable élémentarité. Élémentarité enfantine et originelle du jeu de construction, renvoyant à la complexité des signes culturels de l’habitat. Élémentarité de l’évidence immédiate des choses, renvoyant à la complexité des traditions qui les inspirent. Élémentarité d’un langage photographique dont les séries déclinent un véritable alphabet.


 


 


Antagonisme des traditions


 


Cet alphabet de la modernité, c’est à la Renaissance que s’en constituent les référents, dans une combinatoire qu’on n’a pas fini de déchiffrer. « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic » est le titre emblématique d’un article écrit par George Canguilhem en1964. Il montre comment le corps humain, à peine anatomisé par Vésale est déjà désorienté par Copernic. Comment l’essor des sciences dans la modernité s’inaugure d’une perte des repères cosmologiques, dans un univers où l’homme a cessé d’être chez lui. On peut, en contrepoint, interpréter l’essor architectural de cette époque comme l’effort à la fois corrélatif  et antagoniste d’une architectonique structurante, stabilisante, réinscrivant dans le milieu humain l’homme chassé du paradis cosmique. Mais aussi inscrivant le regard dans les lois réorientantes de la perspective, et recentrant dès lors sur l’esthétique un univers désaffecté de la perception sensible. De ce volontarisme géométrisant de la modernité, le travail de Lefever réactive les traces, autant dans le choix de ses référents que dans celui de son dispositif. Mais ce qui disparaît de ce travail, ce sont précisément les lignes de fuite de la perspective, que l’optique de la chambre redresse et verticalise, auxquellles le cadrage serré n’autorise aucun déploiement, que l’ambition frontale fait disparaître. L’homme de Palladio dans le monde de Mondrian, pourrait-on dire d’une œuvre qui combine la rigueur singularisante de l’architecture à l’abolition abstractive de la perspective.


 


En 1997, Frédéric Lefever part à Rome pour la Villa Médicis. Il a derrière lui deux séries : celle des villas et celle des magasins. Façades individualisées des maisons du Nord, surface publique des lieux clos auxquels l’objectif s’affronte l’un après l’autre. Lieux d’une intimité dérobée au regard, présence placide et précise des traditions picturales de l’Europe du Nord. Les maisons de Vermeer, ou les séquences implacablement cadrées du cinéaste hollandais contemporain Alex Van Varmerdamme. Le travail constructif de la photographie permet ce dispositif d’équilibre entre les lignes, cette perfection du jeu des horizontales et des verticales, la netteté des démarcations répondant à la subtilité des couleurs.


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


De cette exigence formelle, l’expression passe par la médiation documentaire ; et il est clair que c’est la tradition photographique du document, son attention distanciatrice, sa volonté de refroidir le rapport à l’objet, qui informe ici le regard. Mais cette esthétique documentaire est au service d’une intention qui n’a rien de documentant. Déjà, dans les années trente, Walker Evans dénonçait une assimilation abusive entre le style documentaire comme méthode et le document comme finalité. Or le style documentaire est ici précisément ce qui va maintenir en tension la volonté de présentification de l’objet et le désir de lui donner sens. L’attention au détail a de ce point de vue une double fonction : attention méticuleuse de l’investigateur, mais aussi attitude attentionnée de celui qui, dans les constructions des autres, reconnaît avec une ironie attendrie ses propres jeux de construction.


 


 


Fascination et abstraction


 


La distance est dès lors à la fois réfrigérante et fascinatoire, produisant à ce degré un effet optique qu’on pourrait dire hypnotique, à la manière des séquences sans personnages de certains films de David Lynch. Ainsi chez Lefever, l’usage raffiné de la couleur dans ses variations pastellisées, précis au point d’être déréalisant, présente-t-il de réelles affinités avec la gamme de William Eggleston, dans un style documentaire qui joue sur la limite, précisément fascinante, entre extériorité et étrangeté.


Face aux séries de Lefever, un autre trouble naît alors de ce que des traditions antagonistes, étonnamment réappropriées, viennent se rejoindre dans la construction de la représentation. Lors du séjour en Italie, la même démarche informe de nouveaux objets : stades, plongeoirs, ou constructions inachevées de Sperlonga. Squelettes architecturaux, lieux intégralement ouverts, où l’objectif n’affronte plus une façade mais une structure ; où la construction qui occupe l’image a cessé d’oblitérer l’espace, cadrant des morceaux de paysages, disséminant en quelque sorte le dispositif photographique sur la surface du plan. Les lignes ne délimitent plus des contours, mais scandent des champs de transparence, déterminent des trouées. Comme les colonnes des villas italiennes de Palladio héritées des temples romains, ou comme, au siècle précédent, les paysages architecturaux de Pierro della Francesca.


 


 


C’est bien toujours invariablement de l’architecture moderne de la seconde moitié du vingtième siècle qu’il s’agit, et des formes les plus élémentaires. C’est bien aussi le regard le plus contemporain qui en fait des objets photographiques. Mais c’est précisément d’une information immémoriale que ce regard tire sa contemporanéité, et c’est de la réappropriation de cette mémoire qu’il se construit, la reconnaissant aussi pour entrer en rupture avec elle.


À un certain degré de réappropriation cependant, la figuration semble disparaître, et c’est le jeu des lignes et des couleurs qui dominent, sur un plan d’où toute perspective a été abolie : poussé à son extrême, le jeu de construction de la photographie déconstruit son objet pour construire la surface de l’image. Dans les séries photographiques de Lefever, les maisons semblent ainsi perdre leur fonctionnalité architecturale pour devenir de pures surfaces décontextualisées. C’est le processus qu’impose le mouvement « De Stijl » dans les années vingt en Hollande, intégrant dans la combinatoire d’un langage esthétique les éléments de l’abstraction picturale de Mondrian et ceux du design architectural de Rietveld. De cette architecture aussi mobile qu’un meuble, renvoyée au jeu élémentaire de ses couleurs et de ses surfaces, la maison Schroeder à Utrecht constitue un paradigme.


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


Jouir du concret


 


Mais c’est à ce point, qui touche à l’abstraction, qu’il faut s’arrêter. Car, si la démarche de Lefever confine à la rigueur abstractive, tout le sens de son travail vient au contraire de sa présence à l’objet lui-même. Présence obsessionnelle, attachement au vert d’un liseré de pelouse, à la façon dont se répondent, dans un coin de l’image, un morceau de grillage et un rideau de branche, la cornière d’un toit et l’avancée d’une porte, une tache sur un mur et un reflet dans une vitre, l’ombre d’une poutre et le rythme d’un escalier. À la manière dont un lampadaire tranche l’image, ou dont une série de poteaux en scande le socle. Or cette jouissance du concret n’a précisément rien de formaliste, elle est au contraire totalement signifiante. Car si le détail est ce qui rend l’objet présent comme objet, c’est aussi ce qui signe en lui la présence d’un sujet. L’objet architectural n’est pas un objet de la nature, c’est un produit de l’activité humaine, et c’est un produit habité. En cela précisément, la photographie de Lefever, qui ne montre que de l’architecture, n’est pas une photographie d’architecture. C’est au contraire comme s’il s’obstinait à mettre en évidence tout ce qui, dans l’architecture, échappe à l’intention de l’architecte. Tout ce qui relève, à partir du projet constructif, du jeu de construction d’un destinataire. Tout ce qui s’élabore dans les marges de l’image autant que dans les aléas de son référent.


 


 


On est là dans une autre tension : entre les exigences géométrisantes de la modernité architecturale (celle d’Alberti, autant que celle de Gropius, ou de Nouvel) et les variations aléatoires de la viabilité de l’objet. La géométrie informe intégralement la structure de l’image, mais c’est l’ironie du détail qui lui infuse sa sensibilité. Car le détail chez Lefever est toujours ironique, toujours décalé, toujours dans un rapport dialectique à l’intention d’ensemble. Toujours, pourrait-on dire irrévérencieux. En cela le travail de Lefever apparaît bien comme une manifestation de ce que Jean-François Lyotard nomme dans son ouvrage éponyme La condition postmoderne. Simplement au sens où cette condition implique non pas un déplacement historique qui rendrait la modernité obsolète, mais au contraire la permanence d’une distance. C’est cette modalité ironique qui s’affirme à l’égard de ce qu’il appelle « les grands récits », les volontés unifiantes dont la modernité est le lieu, tant dans le champ du scientifique que dans celui du politique.


 


 


Un contrepoint à la norme


 


L’attitude postmoderne est, selon Lyotard, celle qui revendique une « pragmatique de particules langagières », une revalorisation du mouvement de dissémination de l’individualité à l’encontre des positions universalisantes. Là s’interprète le choix que fait Lefever de l’architecture vernaculaire : celle en laquelle la normativité du style international se décline en « particules langagières » liées à la variété des lieux autant qu’à la singularité des hommes. Celle par laquelle la représentation abstraite d’un projet architectural se concrétise dans la variabilité infinie d’un vécu de l’habitat. Face à la nécessité normative des règles, ne cesse de se manifester la normalité de leur transgression.


« L’art n’est pas fait pour la contemplation totale et pour l’écoute totale, écrit Thomas Bernhard dans Maîtres anciens. Cet art est fait pour la part misérable de l’humanité, la part quelconque, normale. »


Cette normalité du quelconque est celle qui contredit la norme institutionnelle (architecturale entre autres), comme si les aléas de la modernité esthétique venaient contredire les impératifs de la norme artistique, ou du moins leur faire contrepoint dans un jeu dialectique. C’est précisément de ce contrepoint, au sens le plus musical du terme, que Lefever fait un art.


 


 


 


 


 


 


 


Ainsi, chez Lefever, la frontalité de l’objet détermine-t-elle, au-delà des références classiques, mais aussi à partir d’elles, un renoncement à la perspective dans son sens non seulement esthétique, mais, d’une certaine manière, politique : par la reconnaissance individualisante des singularités, c’est aussi le champ des grands projets collectifs qui se rétrécit, et l’une des modalités du regard sur l’avenir que la condition postmoderne semble questionner. C’est de l’ambivalence et des difficultés de ce questionnement que témoigne, dans toute sa contemporanéité, ce travail photographique. Mais cette absence de perspective est aussi la condition d’une légèreté assumée, la dimension jubilatoire de l’image : si le jeu de construction aide l’enfant à construire un rapport au monde et à soi-même, c’est précisément parce que, dans son enjeu vital, il demeure une activité du désir, essentiellement jouissive.


 


Dans Le partage du sensible, Jacques Rancière analyse une logique esthétique qui « révoque le modèle oratoire de la parole au profit de la lecture des signes sur le corps des choses, des hommes et des sociétés ».


 


C’est précisément de cette logique esthétique, et du partage du sensible qu’elle propose, que participe le travail de Frédéric Lefever. C’est bien ce « corps des choses » que ne cesse de nous montrer ses photographies, construisant avec la plus grande exigence, dans l’absence totale de la figure humaine, et par cette absence même, une authentique représentation des hommes.


 


 


 


 


 


 

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Descendre
  Jeux de construction, Christiane Vollaire 2001 Robin Wilson, décembre 1997 Charles Arthur Boyer